Allez, disons-le franchement, ce n’est pas dans l’habitude du manager français de dire ce genre de chose. Quand les choses vont bien, on ne le dit pas justement !
Nous sommes plutôt enclin à nous exprimer quand les choses vont de travers, ne vont pas comme il faut, bref, quand nous jugeons que le travail est mal fait ou pas assez bien fait.
Mais au delà du fait que le travail "bien accompli" est la règle, la norme à partir de laquelle nous évaluons les choses, les actes, le travail,
le grand drame de la modernité est qu’on ne s’étonne plus de rien.
S’étonner, c’est regarder les choses comme si on les voyait pour la première fois, appliquer une naïve lucidité sur le réel, ou plutôt une lucide naïveté sur les choses qui nous entourent.
Apprendre à mettre entre-parenthèse, quelques secondes seulement, quelques minutes seulement, nos espérances et nos craintes pour apprendre à s’étonner.
Lorsque quelqu'un dit : « Philippe, il a fait du bon travail ! », les commentaires sont le plus souvent :
- « Oh mais je sais que Philippe fait du bon travail, j’en ai l’habitude voyons ! ».
- « Oh mais il ne manquerait plus que ça qu’il ne fasse pas du bon travail ! ».
Et pourtant, il est nécessaire de l'exprimer, lorsqu’on dit « Tu as fait du bon travail », on dit alors à notre collaborateur qu’il est utile, et nous répondons là, à son besoin premier.
En effet, notre existence tient toute entière dans le sentiment de notre utilité, qui d'ailleurs, n'est pas uniquement défini par l'utilité professionnelle. On sait, par ailleurs, le sentiment de désespoir de ceux dont on peut dire injustement qu’ils sont inutiles pour la société, les chômeurs…
La question du « bon » travail est donc capitale.
L’étonnement permet de voir, comme si on ne s’y attendait pas, que Philippe a fait du bon travail. Se réjouir des choses bien faites… voilà qui est rare et pourtant si joyeux.
La joie, c’est le sentiment d’une augmentation de sa puissance d’agir, disait Spinoza. Et il en faut de la puissance d’agir quand on entreprend le travail qui nous est demandé…
Mais que dire du « beau » travail ?
Que dire de cet adjectif différent de « bon » ? Assurément qu’il pose la question du style du collaborateur. Mais qu’est-ce que le beau, la beauté vient faire là-dedans ?
Faire du « beau » travail, c’est exprimer combien la subjectivité de l’auteur est impliquée.
Les styles (stilus), c’est étymologiquement la plume dont on se servait pour écrire sur les tablettes de cire. C’est aussi, du côté du grec ancien, le stylos, c’est-à-direla colonne sur laquelle on s’appuie.
Dire « tu as fait du beau travail »,c’est dire « tu as du style », tu as su greffer ta personnalité sur un projet impersonnel, tu as mis de ta patte.
C’est reconnaître la personnalité de son collaborateur, mettre en valeur l’auteur qui se cache derrière le masque.
« Tu as fait du beau travail », c’est dire ce que Kant avait noté à propos de l’œuvre d’art : « Tu as fait quelque chose d’original, quelque chose qui tiendra lieu de modèle à son tour ».
Comme quoi, en management
l’esthétique et l’éthique ne sont pas si éloignés !
D'après le texte de Jean Mathy
Consultant - Philosophe